les quatres amies de gauche à droite : Akari, Sakurako, Fumi et Jun 

Initialement sorti en 2015 Happy Hours au japon et au festival de Locarno, le film de 5h17 a été redécoupé en 5 segments et vendue comme étant la première série diffusée au cinéma. Les français ont pu découvrir le film de Ryusuke Hamaguchi sous le nom de Senses en trois parties : épisode 1&2, épisodes 3&4 et épisode 5.

5h17 ça peut sembler long pour une histoire d’amitié et de couples qui se délitent, et je pense que j’aurai été bien en difficulté de l’absorber en une seule séance, mais le propos du film et la manière dont le réalisateur/scénariste creuse le sujet imposent très clairement un format long. Ce n’est pas une première pour Hamaguchi qui durant sa carrière à toucher à toute sorte de format réalisant pas mal de courts, moyens, longs voire très longs métrages (Intimacies en 2012 durait 4h15) en fiction comme en documentaire. Cette expérience comme cette habitude d’ausculter avec pudeur mais sans concession ont sans doute beaucoup contribué à la solidité de cette œuvre mature et équilibrée. Happy Hours est un film aussi sensible que cérébral, à la fois vrai, magnifiquement joué et très écrit, on est au plus près de ce groupe de quatre amies presque quadragénaires (et de leur entourage) et on nous donne les clés pour aller au-delà de la surface.

Le film commence par une petite excursion dans les hauteurs de Kobe pour un pique-nique sous la pluie qui nous permet de découvrir quatre femmes et leur amitié détendue. Elles programment leurs prochaines sorties et rencontres qui seront autant d’occasion de voir ce qui se cache derrière la façade et les échanges tout en retenues. On est loin de Tokyo et de ces excès, Hamaguchi donne à Kobe une impression de vide langoureux et suranné,  à mille lieues de Tokyo et de sa frénésie hypermoderne. On a souvent l’idée que les japonais ont tendance à être froids et protococolaires dans leurs relations, et ça jusqu’à ce que ça dérape, casse et explose. Si Hamaguchi ne nous proposera pas de sorties hyperviolentes à la Taekeshi Kitano, pour le reste c’est exactement ça et plus encore, la pudeur et le côté formel est particulièrement accentué dans ce film ce qui peut donner l’impression de voir non plus des scènes de dialogues mais des parties d’échec. Des parties de toutes beautés, jouées avec grâce et suffisamment de lenteur pour nous permettre de comprendre et sentir ce qui se joue au-dessus comme en dessous de la surface. L’aspect chacun son rôle chacun sa place n’a rien d’anodin c’est le moteur et l’obstacle, c’est un peu le centre du sujet… en fait pour être plus précis la question centrale c’est comment être à l’écoute de soi-même s’entendre et se respecter tout en navigant la structure rigide du couple et les conventions sociales. Chacune des quatre amies est confrontée à cette problématique au travers de leurs relations avec les trois autres, de leurs partenaires, et pour deux d’entre elles au travers de leur travail.

Les quatre n’ont pas juste des personnalités radicalement différentes, elles présentent quatre étapes de la désagrégation du couple, ou de l’impossibilité d’être un et deux à la fois. En dehors d’un étrange stage de développement personnel mené par un homme nommé Ukai, ce sont les vains efforts de Jun, un petit bout de femme espiègle, pour divorcer son mari qui vont permettre à ses trois amis de s’écouter enfin et de commencer à articuler les sentiments jusqu’ici enfouis. Sakurako, amie de cette dernière depuis le collège, femme au foyer est confronté à un mari « typique » respectant la règle à la lettre et peu enclin au dialogue. Fumi, organisatrice d’un centre culturel, digne et mystérieuse, à l’habitude de s’occuper des autres et de tout mettre en œuvre pour leur faciliter la vie est incapable d’exprimer ce qu’elle sent et ce qu’elle veut, elle ne veut pas s’imposer ni être jugée. Elle est seule dans le groupe comme avec son homme qui bien que lettré et sensible, n’a pas les talents de télépathe attendu, ni même en fait un minimum de talent d’observation à moins que ce soit un manque de curiosité pour son épouse. Akari, divorcée, infirmière, véritable force de la nature, n’a pas sa langue dans sa poche, semble être la plus en contact avec ses besoins et désirs, elle explore l’après : que faire une fois que le divorce nous a rendu la « liberté d’être et de faire ce que l’on veut » vient se heurter contre le besoin d’être deux.

Happy Hour est aussi le témoignage d’une société qui évolue, qui prend vie, et qui laisse une génération sur le carreau. Une génération qui peut enfin penser pour et à elle-même mais qui n’a pas nécessairement les outils pour le faire. Les adultes de ce film ont été élevés sous le crédo, si tu suis la règle tout va bien se passer, mais pour les quatre femmes comme les hommes partageant leurs vies, ce qui a marché jusqu’ici est en train de se déliter sous leurs yeux. Accédant à l’individualité, le conformisme ne les nourrit pas, c’est juste une coquille qui a aidé mais qui doit être laissée de côté, la question c’est par quoi ?

Haraguchi pose dans Happy hour des questions existentielles et explore quelques pistes sans utiliser de simplifications. Chaque scène est complexe et dit bien plus que ce qu’on pourrait croire. Il n’y a pas de réponse définitive. Le fait que ça soit ferment ancré dans la culture Japonaise donne un parfum exotique agréable et rend ce qui se joue étrange et captivant mais le fond du propos est vraiment universel. Je trouve que c’est vraiment un film à partager, un film idéal pour lancer le débat autour d’une des questions les plus importantes que l’on rencontrera dans notre vie.

 

Spoiler / Réflexions personnelles & remarques

Je suis sorti du visionnage ravis. Je me suis laissé porter par les aventures de Fumi, Akari, Jun et Sakurako, je l’ai fait avec beaucoup de curiosité et sans jugement. Devant tant d’intimité partagé j’avais l’impression d’être le cinquième membre du groupe et j’étais de leur côté. Ce n’est que repensant au film un peu plus tard que j’ai vu les failles, les limites, les prisons mentales, et je ne les en ai aimé que plus. J’aime aussi la fin ou les hommes ont enfin la possibilité de se révéler, derrière leurs postures quelques fois rigides il y a une humanité riche et inexplorée. Présenté comme un scientifique insensible le mari de Jun se révèle être un personnage tragique sensible et magnifique.

J’adore les dialogues et le fait que les personnages n’hésitent pas à questionner les fondements des affirmations des autres (de manière quasi systématique). Ça commence avec des affirmations génériques, et après un peu de maïeutique on finit par entendre et sentir la vie en dessous.

Lors de la lecture faite par Mlle Noze, j’ai piqué du nez très rapidement, je trouvais ça nombriliste, inintéressant dans la forme comme dans le fond. J’ai bien ri en voyant une personne de l’assistance mettre un casque audio et d’autres décrocher, puis retournement de situation, le mari de Jun a su entendre dans ce texte mille choses intéressantes. Le texte l’a transporté, et je me suis retrouvé dans la situation de la stagiaire au début du film qui demande à l’animateur d’expliquer ce qui s’est joué durant les exercices d’équilibre et d’écoute. Pour beaucoup, l’explication de texte est nécessaire, car leur forme intérieure ne peu raisonner avec ce qui vient d’être dit ou fait. Mais en fait plus que ça, je pense que la nécessiter d’articuler les choses même si elle réduit nécessairement la magie et le vivant de ce qui a été vécu, facilite la pensée et le positionnement. Sans capacité à articuler, comment communiquer, comment ce dire, comment se faire comprendre ? LE film est confit de personnages parlant beaucoup mais ayant tant de difficultés à s’offrir et à exprimer leurs besoins. La tension monte et boum direct c’est la bombe atomique : « j’en peu plus, divorce ! »

Sakurako et se belle mère

A ce propos, j’étais impressionné de voir à la fin comment Sakurako a dynamité sa vie. C’est immature comme pour les trois autres mais au moins son couple a encore une chance. Les trois autres, et même Ukai (l’équilibriste) sont dominés par l’idée que construire à deux et s’écouter sont mutuellement exclusifs. Sakurako a su entendre ce que lui disait sa belle-mère (d’ailleurs elles partagent de très belles scènes), à deux c’est très compliqué mais en solo ce n’est pas mieux… donc autant se donner une chance. Au sortir du film on peut se demander si au final un mariage bien arrangé n’est pas préférable à un basé sur des sentiments qui sont généralement si volatil. L’amour n’est peut-être pas l’atout majeur de l’union matrimonial, il ne peut pas grand-chose devant l’incapacité à communiquer. Sakurako s’est mariée avec son amoureux du collège, toutes les erreurs et les apprentissages du vivre à deux, elle les a faites avec son mari, elle n’a pas été confrontée à d’autres modèles, à l’expérience de la rupture, de la reconquête etc. Tout ça ne l’aide pas à s’orienter, heureusement elle a une sensibilité extraordinaire, une douceur fondamentale et elle est consciente de ses limites. Pour moi, elle est le cœur battant du film.

Pour revenir sur cette tendance à régler leurs problèmes de couples par le divorce, j’ai l’impression que le film se base sur des prémisses fausses. A la fin du stage « écouter son centre » on a l’impression qu’il n’y a que deux alternatives : soit on s’écoute ou on est écouté ce qui nous connecte à nous-même et à notre centre , soit on écoute l’autre et on se perd et du coup ces quatre femmes qui se sont senties non vues par des partenaires pas nécessairement branché par le partage dans un sens comme dans l’autre décident de sortir la dynamite. J’ai l’impression qu’il y a une troisième option, qu’il est possible de prendre du temps pour se connaitre, d’en parler progressivement à l’être aimé et de corriger la trajectoire du couple petite touche par petite touche. Durant le stage ils font un exercice où ils tentent de se relever en collectif, et même dans celui où ils dansent autour d’un centre commun il y a cette idée que dans un groupe il y un centre qui émerge et qu’on peut sortir du moi ou (exclusif) l’autre. Il y a la possibilité d’un « nous ».

Ceci dit pour Haraguchi, l’envie de divorce n’est pas nécessairement la fin définitive. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir. Le divorce, c’est l’occasion d’avoir pour Jun une vraie confrontation comme la scène au tribunal, et un bébé. Fumi, même si elle voit l’impulsion du divorce comme nécessaire, envisage un après, un renouveau… peut être avec de nouvelles bases. Pour terminer sur le sujet, « la morale » de l’histoire me dérange un brin, je suis persuadé, comme le montre l’histoire d’Akari, divorcer ne règle pas tout… ça claque, ça fait de l’évènement, du changement, mais c’est un peu de la triche, de la pyrotechnique à vide et non méritée. C’est clair que de ne plus avoir l’autre, ses attentes et ses contraintes sur le dos ça donne de l’espace pour se connaitre, s’entendre  et y voir clair sur ce qu’on attends de la vie et des gens autour de nous, surtout quand on n’a jamais eu de temps seul, mais ce travail d’exploration peut être fait aussi avec sa bande d’amis proches ou avec un psy en parallèle du couple.

La fin m’a laissé quelque peu perplexe, j’ai cru comprendre que le mari de Fumi y était resté, et du coup je ne suis pas sûr de savoir comment interpréter l’échange entre cette dernière et Akari. Ça me perturbe et en même temps ça me ramène à ces scènes ou les amies parlent de la disparue, questionnent ses motifs et ses mensonges, elles ont chacune une belle manière de gérer cette incertitude, une manière propre à chacune.

Happy Hours / Senses : la difficulté d’être deux

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